vendredi 13 février 2009

Théâtre classique... Une librairie sur Internet



La
librairie Le Jardin des Muses n’existe que sur Internet et est hyperspécialisée – puisque dédiée principalement au théâtre classique. Rencontre découverte avec son créateur et animateur, Christophe Lhermitte. Témoignage exemplaire d’un nouveau type de commerce du livre ancien.


Après avoir quitté sans regret l’Education nationale, à l’occasion de l’héritage d’une demeure dans la campagne normande, Christophe Lhermitte a cédé à sa passion : il s’est retiré, embarquant femme et enfants dans ses chers textes de théâtre classique. C’est ainsi que, non loin de Honfleur, dans une annexe de cette ferme de Saint-Pierre-du-Val, dans l’Eure (27), est née la librairie «le Jardin des Muses», spécialisée dans le théâtre et la petite littérature des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles…

MdB : Christophe Lhermitte, vous êtes implanté à Saint-Pierre-du-Val, dans l’Eure, mais le Jardin des Muses est une librairie dans laquelle on ne vient pas… puisqu’elle est virtuelle, pourrait-on dire (voir www.jardindesmuses.com). Vous vendez donc via Internet ?
C. L. : Effectivement mais aussi sur catalogue et sur les salons. Je propose, en moyenne, entre 500 et 800 pièces de théâtre dans chaque catalogue... La plupart du temps, les intéressés ne voient pas les ouvrages proposés, mais ces derniers sont décrits avec soin sur catalogue.

L’aspect extérieur de l’ouvrage vous paraît-il secondaire ?
Oui, c’est secondaire pour moi. Ce qui m’intéresse est le texte. Mais je précise bien dans mes fiches de présentation si un livre est abîmé ou très usagé ; je signale les coins usés, les coiffes manquantes, s’il y a un manque quelque part, si l’ouvrage possède un ex-libris – ce dernier fournit des indications sur la provenance et le parcours du livre. J’ai énormément de petites pièces brochées, dans un papier d’époque, papier dominoté, ou papier à la cuve, papier coquille, mais d’époque, ou petit papier qu’on a refait au XIXe comme ce fut souvent le cas, mais là, sans reliure. Je précise s’il y a des épidermures à l’intérieur, des brunissures, des rousseurs, s’il y a des cernes clairs, foncés, etc., ça ne va pas plus loin. Ceux qui s’adressent à moi viennent en général pour acquérir la pièce qu’ils n’ont pas trouvée ailleurs ou sur laquelle ils ont besoin de travailler : ils n’ont pas donc pas vraiment besoin de photos.

Quel a été le chemin qui vous a amené à ouvrir le Jardin des muses ?
Avant de m’établir comme libraire, j’étais amateur de livres, j’avais ma bibliothèque de théâtre… J’hésitais à franchir le cap, parce qu’il est difficile et peu sécurisant de devenir libraire. Surtout lorsque, comme dans mon cas, on commence de zéro, sans livres ou presque, et sans connaître quiconque. Ce qui m’a poussé à me lancer, ce sont des éléments extérieurs… Cet endroit, la maison et l’annexe – un héritage de mes beaux-parents –, dans lequel nous avons eu envie de nous installer avec mon épouse, pour changer de vie, ne plus rester en ville.
Je ne désirais pas avoir une boutique, mais travailler chez moi. Ce lieu m’offrait vraiment l’occasion d’appréhender ce métier à ma façon, la librairie chez soi, en s’appuyant sur Internet, des catalogues et ne travailler que sur ce qui me passionne dans la librairie. Il y a bien des domaines et des spécialités que je ne veux pas faire : les illustrés modernes, le régionalisme… Pourtant j’aime les auteurs normands, du XVIIe, mais pour moi, Corneille ne va pas dans le rayon régionalisme, mais dans théâtre, et littérature. Je fais aussi les «petits auteurs», pas ou peu connus.
Après être passé par l’Education nationale et pris un congé, mes parents m’ont prêté un peu d’argent... J’ai alors pu acheter quelques bouquins et confectionner le premier catalogue. C’était fin 99, début 2000. J’avais 200 livres et rien d’autre. Pas de clients…
Ne venant pas de chez un libraire, je n’avais pu connaître des amateurs de li­vres… J’ai donc naturellement travaillé avec les institutions. Mes enseignants à qui, tous comptes faits, j’ai laissé un assez bon souvenir, m’ont ouvert leurs carnets d’adresses, ils m’ont transmis les coordonnées de spécialistes, de professeurs… J’ai effectué des recherches moi-même, j’ai contacté les bibliothèques spécialisées dans le théâtre. Au début, c’était catastrophique, je ne pouvais pas en vivre, mais ça s’est fait tout doucement.

Quelles institutions recherchent du texte ancien, du théâtre ?
Les bibliothèques, et pas seulement celles des grandes villes. Certaines bibliothèques locales s’intéressent aussi aux auteurs de leur région qui ont écrit pour le théâtre ; par exemple Scudéry au Havre, Corneille de Rouen, Boisrobert de Caen; les écrivains normands sont nombreux : la muse poétique et littéraire est normande au XVIIe. A côté des institutions locales, il y a bien sûr les bibliothèques de grandes villes, et celles, à l’étranger, dont certains enseignants travaillent sur la littérature française.



Pourquoi avez-vous choisi de vous lancer dans cette spécialité du théâtre ?
Avant tout, par passion. A la fac, mes études littéraires étaient centrées sur le théâtre, jusqu’au doctorat. Tout en appréciant beaucoup les pièces, les textes dramatiques en eux-mêmes, je m’intéressais particulièrement aux écrits théoriques, autour du théâtre, aux débats d’idées des XVIIe et XVIIIe sur l’écriture dramatique, la mise en scène, la structure et la forme d’une pièce : la façon dont elle doit être écrite puis représentée. Tout ce qui fait débat quant aux règles au début des années 1630, le grand débat, d’abord, la querelle du Cid, etc., la régularité des pièces, m’a toujours passionné. J’ai aussi travaillé sur Zola, la dramaturgie zolienne et sur la tragédie classique. Mon grand sujet, c’était la question du choix d’une forme d’écriture dans la tragédie classique. Vers ou prose. Il y a eu un débat autour des années 1640 pour déterminer si on devait écrire une tragédie classique en alexandrins plutôt qu’en prose. Ce qui me fascinait était l’extrême modernité du débat pour l’époque, car ceux qui étaient partisans de la prose estimaient que le théâtre devait être fait essentiellement pour être joué et non pas pour être lu. C’était une rupture très «avant-gardiste» avec la tradition classique, et préfigurait ce qui allait devenir le drame romantique ou le drame avec Diderot.

Quand la tragédie ne sera plus la grande tragédie classique avec les dieux, et qu’elle retombera un peu sur terre, elle passera au drame bourgeois, et là, on écrira en prose. Le théâtre doit avant tout être représenté, c’est donc une question au centre du débat du théâtre du XVIIIe et du XIXe, et elle est prodigieusement moderne pour le XVIIe. Nous retrouvons ici le problème de la vraisemblance. Comme on se situe dans la représentation, on doit faire croire que ce qui se passe sur la scène est vrai, alors pourquoi les personnages parlent-ils en vers ? Ils doivent parler le langage commun, le langage ordinaire, c’est-à-dire la prose.
Des théoriciens, on connaît surtout aujourd’hui ceux du XIXe, qui se sont intéressés au jeu de l’acteur et à la forme de la représentation théâtrale, notamment chez les Russes et Polonais.
Il y en a eu de très grands auparavant. Qui étaient (le terme est anachronique pour l’époque, mais il convient pourtant à la situation) subventionnés par Richelieu. Le cardinal aimait beaucoup le théâtre, et désirait que tous les genres littéraires soient plus ou moins réglementés, qu’il y ait une poétique pour chacun d’entre eux, et surtout pour le théâtre.
La tragédie était à l’époque le genre littéraire par excellence, par lequel il fallait s’exprimer si on voulait passer pour un «grand» auteur. Donc, son écriture a été réglementée par le biais des gloses de l’Antiquité et par celui de La Poétique d’Aristote, adaptées au théâtre français. On rencontre alors de très importants théoriciens, l’abbé d’Aubignac, par exemple. La Pratique du Théâtre* a été l’un des plus grands textes théoriques que l’on connaisse en France sur le théâtre, un des premiers. Toutes les règles y sont répertoriées, tant pour ce qui concerne l’aspect écriture du texte que le jeu.

Autre éminent théoricien, Chapelain était l’oracle de l’époque, celui que la plupart des auteurs consultaient. Lui n’a pas écrit de traité, mais on connaît sa correspondance, et on voit dans les lettres qu’il a adressées à quelques-uns des auteurs de l’époque, qu’il a beaucoup travaillé et théorisé sur le théâtre – il était partisan de la prose. On peut citer également La Poétique d’Hyppolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (1610-1663). Ils ne sont essentiellement connus aujourd’hui que des universitaires, mais ils sont au fondement de notre théâtre. Tous les auteurs de l’époque s’en réclament.


Pour la tragédie seulement ; en ce qui concerne la comédie, c’est la comédie italienne…
Non, pour la tragi-comédie et la comédie également. Au début du XVIIe, c’est effectivement l’Italie et l’Espagne qui influencent le théâtre, mais très vite, on cherche à avoir ses propres règles, son propre théâtre. Et le rayonnement théâtral de 1630-1640 est français. Là, on commence à avoir des auteurs réputés, dans la lignée de Corneille. C’est vrai qu’il a fait oublier les nombreux autres, excellents. Ils n’ont pas eu la chance de naître au bon siècle... Un siècle plus tard, ils auraient connu une très grande renommée, parce qu’au XVIIIe – en tragédie, j’entends –, il n’y a personne, à part Voltaire qui voulait à lui seul égaler Corneille et Racine, et était considéré comme le plus grand auteur dramatique français.


Tancrède (1761), L'une parmi la soixantaine de pièces écrites
par Voltaire, qui, on le sait moins aujourd'hui, était considéré
comme le successeur des grands tragédiens Corneille et Racine.

Le XVIIe foisonne de grands noms : Georges Scudéry
(1601-1667), François le Metel Boisrobert (1592-1662), Jean de Rotrou (1609-1650), il y a aussi François dit Tristan Lhermitte (1601-1655). Ces auteurs n’étaient pas joués qu’à Paris, mais également en province. Nous sommes aujourd’hui en possession des documents de l’époque, les mémoires de régisseurs, comme le registre de La Grange où tout est répertorié.
Le but de l’auteur, pour se faire connaître, était d’être joué. L’impression des textes venait après. En règle générale, quand une pièce recueillait du succès, son impression pouvait tarder. Au contraire, si elle était imprimée tout de suite, c’était plutôt mauvais signe… Elle aura été vraisemblablement mal reçue. Elle fait d’abord sa vie sur scène et est parfois réécrite au fil des représentations.

Qui achète la littérature de théâtre à l’époque ?
La noblesse cultivée. Uniquement ceux qui savent lire, et à part le clergé et les érudits, pas grand monde. Les représentations sont des divertissements de cour.

A combien d’exemplaires s’élèvent ces impressions ?
Ce ne sont pas de gros tirages. Mais il y a de la demande – et du succès – parce qu’ils sont suivis de nombreux retirages. C’est une tradition dans le théâtre : l’édition originale sort en grand format, en in-4°, c’est une édition de luxe, coûteuse, le papier est rare et cher, et elle part ! En général, elle est destinée à être offerte en présent à un personnage de marque. La première in-12 sort peu après, dans la même année, quelquefois l’année suivante. Cela signifie que la première édition est épuisée et vendue. Et là, je ne parle pas seulement des imprimeurs-libraires parisiens qui font imprimer à Rouen car, souvent en plus, il existe des contrefaçons... Ces dernières apparaissent très rapidement aussi.
Néanmoins, de certains ouvrages de théâtre, on ne connaît qu’une édition unique. Parfois, en cas de regain de succès d’un auteur, une petite réimpression au XVIIIe ou à la fin du XVIIe, en fonction d’un contexte particulier, fait ressurgir un peu la pièce.
Souvent, on donne comme deuxième édition ce qui n’est en fait qu’une deuxième émission. La totalité du stock d’une édition originale n’a pas été vendue: on imprime une nouvelle page de titre avec une nouvelle date, et on fait passer le tout pour une nouvelle édition, mais c’est la même ! La pagination est identique, on retrouve le même nombre de cahiers, le même privilège. On rencontre de nombreuses deuxièmes émissions. Scarron, par exemple, a beaucoup été imprimé et réimprimé. Racine également, mais en in-12, durant la deuxième moitié du XVIIe siècle.

La vente s’effectuait par colporteurs ?
Essentiellement pour les contrefaçons. Les contrefacteurs étaient établis à Caen, Troyes et Avignon. Un collègue et ami universitaire, un très grand spécialiste du théâtre et de l’impression du XVIIe, Alain Riffaud, vient de découvrir un nouveau foyer de contrefacteurs à Limoges. C’est une primeur !

Pour revenir à votre activité… Votre fonds de librairie porte sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ?
Oui, c’est une question d’affinités. J’aime moins le théâtre qui viendra par la suite. Je déteste le boulevard. Au risque de froisser les collectionneurs, Guitry, Feydeau, Labiche, pour moi, ce n’est pas du théâtre. Je n’aime pas, donc je ne fais pas. Je m’arrête en 1830-1840, avec quelques petits auteurs.
Nombre de gens ne voient le théâtre que par Guitry, mais c’est du jeu de mots, du trait d’esprit. Ça peut se lire, mais il n’y a pas vraiment besoin de le mettre sur une scène. Il n’y a pas de spécificité dramatique. C’est pourquoi je ne travaille pas avec les collectionneurs.

L'année littéraire (1757), périodique
d'Elie Fréron.
L'auteur y rend compte des différents
ouvrages parus,
tous genres confondus






Vous assimilez le collectionneur à l’amateur de théâtre bourgeois !

Non, j’assimile le collectionneur (de théâtre) à quelqu’un qui collectionne la plupart du temps les livres comme des objets, des signes extérieurs de richesse. Il n’est pas le collectionneur érudit du XIXe ou du début XXe qui connaissait les textes, qui aimait les livres. Si le livre est bien habillé, s’il y a des armes dessus, c’est encore mieux, parce qu’il se voit quand on fait passer des gens devant sa bibliothèque. Le théâtre de Racine, habillé, d’une belle reliure, belle provenance, du XVIIe va se vendre ; mais son édition XIXe doit être illustrée, sinon elle ne présente aucun intérêt.
Que l’on aime un livre très bien habillé ne me déplaît pas… Moi aussi, je craque sur un beau maroquin à dentelles, mais pas juste pour ça. Les bibliophiles aiment aujourd’hui trop le livre en tant qu’objet, purement et simplement, et non en premier en tant que contenu.

Vous faisiez allusion à cette célèbre vente de Monsieur de Soleinne**…
Oui. La plus belle collection théâtrale qui ait jamais existé. Le catalogue en a été rédigé par le bibliophile Jacob pour une vente qui fut prodigieuse. Cet ouvrage me sert pour référencer une pièce. Ce n’est pas un outil bibliographique au départ, puisqu’il s’agit d’un catalogue de vente. Il n’empêche : c’est un utilitaire de base pour tout collectionneur et libraire spécialisé dans le domaine du théâtre.
Tout le théâtre n’y figure pas, certains textes sont plus difficiles à dénicher que d’autres. Lorsque j’ai une pièce qui ne s’y trouve pas, il peut s’agir d’une petite rareté, tirée à peu d’exemplaires ou qui a été détruite pour différentes raisons.

Renouveler votre fonds ne doit pas s’avérer une tâche facile…
Jusqu’à présent, je n’ai pas rencontré de problème particulier, parce que je travaille avec mes propres clients, un cercle très fermé… Je rachète aussi les livres de certains d’entre eux. Le public du livre est un public vieillissant ; depuis quelques années, nombre d’universitaires que j’ai comme clients ont pris leur retraite et ils m’ont vendu leurs livres.

Comment élargir le cercle des lecteurs du théâtre classique qui en sont bien sûr les prochains acheteurs ?
On peut s’amuser beaucoup en lisant du théâtre classique. Je me rappelle avoir proposé Phèdre à des scientifiques. Phèdre n’étant pas ce qu’il y a de plus drôle, j’avais abordé cette pièce sous l’angle de la fatalité du sang. C’est une tragédie de la fatalité. Le poids de la famille, des ancê­tres... Phèdre a un passé très lourd. Et cette approche a captivé ces étudiants.
On vous dit dans l’Education nationale, qu’au lycée, il ne faut pas théoriser, ne pas replacer le texte dans son contexte, ne pas faire d’histoire littéraire. Mais si on aborde un texte du XVIIe, sans le resituer, sans dire un peu qui était Racine, Molière ou Corneille, leurs amitiés, leurs antipathies... ça ne peut pas parler aux élèves.

Vous avez décidé de rester sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ou vous avez d’autres ambitions ?
Je vais approfondir le XVIe. Il y a des petits auteurs que je ne connaissais pas très bien. Un des plaisirs de ce métier est d’apprendre sans cesse, et j’aime ce travail de documentation, de recherche... Un livre, ce n’est pas un objet qu’on vend, sur lequel on met un prix et terminé. Il y a tout un travail en amont : c’est vraiment ce qui me plait.

Quel est votre merle blanc ?
A titre personnel, je collectionne les tragédies en prose. Elles sont très rares. Il y en a eu pas mal au XVIIe, mais elles sont très difficiles à trouver. Il y en a de Puget de La Serre, une de Scudéry, de La Calprenède (Gautier de Costes de, 1609-1663), et aussi de Pierre Du Ryer (1605-1658). Ce que j’aimerais vraiment trouver, c’est l’édition originale du Cid. Pour la garder !

(*) – François Hédelin, abbé d’Aubignac,
La Pratique du théâtre, 1657 ou 1669, in-4°.
Les exemplaires sous ces deux dates sont de la même édition ; réimprimés en 1715 à Amsterdam,
2 volumes in-8° et trois volumes in-18.
(**) –
Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne.
Catalogue rédigé par P. L. Jacob, Bibliophile (Paul Lacroix). Paris, Alliance des Arts, 1843-1844, 6 tomes reliés en 3 volumes in-8.

_________________________
Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 75

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