mardi 24 novembre 2015

Ce feu ancien qui enflamme



Quel est donc ce feu ancien qui enflamme notre présent ? A toute époque, quelques esprits éclairés ont dû se poser cette question. Depuis le siècle des "Lumières", qui plus que tout autre a donné la possibilité à des philosophes de remettre en question le pouvoir des clercs et leurs légendes imposées, nous pensions être devenus plus sages, plus circonspects envers la croyance.
Régulièrement, l'actualité nous détrompe, et davantage encore aujourd'hui. Ailleurs, mais aussi ici, la croyance a la vie dure.
Jean-Claude Carrière ouvre son essai Croyance par ces mots : Nous devons à présent nous faire une raison. Quel bon conseil ! Avant de poursuivre : Á l'issue d'un long combat, la croyance, aujourd'hui, l'emporte sur la connaissance. Terrible constat. Nous voilà plongés dans les affres du pessimisme. Vite retournons à la première phrase, prenons-la pour un mot d'ordre intime, un vœu pieux.
On pourrait qualifier cet ouvrage du co-auteur du Dictionnaire de la bêtise de livre salutaire, mais est-il réellement susceptible de toucher, voire de convaincre ceux dont il traite ? Car voilà bien le problème de la croyance : ceux qui croient ne donnent pas raison à la raison. La certitude s'ancre dans les esprits, sans nécessiter une quelconque preuve, qui va même jusqu'à nier les évidences. La croyance se suffit à elle-même.
Bien souvent, en plus de nous donner de nombreux exemples des aberrations des religions les plus diverses, Jean-Claude Carrière se met à la place du croyant et écrit à la première personne cherchant à analyser la dynamique de la croyance sur l'individu ou le groupe de fidèles. Ma foi, c'est moi. Et qu'importe que le vrai dieu soit celui-ci ou celui-là, ce qui importe au fond,  n'est pas ce que je crois, mais c'est que je crois.
Des fous de Dieu courant tel Polyeucte (comme tant d'autres) à la mort choisie pour prouver sa foi aux yeux des hommes, aux égorgeurs islamistes en passant par les contempteurs de l'hérésie – communs dans tous les mouvements religieux, Jean-Claude Carrière nous rappelle que ces religions dites d'amour passent par le sang versé et la violence, tous nourrissent et se repaissent d'une ferveur assassine, tout comme les croyances en autre chose telle l'adhésion aveugle à un système politique et à un parti communiste tout puissant dans l'URSS stalinienne par exemple.
Ainsi, il faut aussi se méfier de nous-même qui ne pensons pas comme les autres.
Religions polythéistes, monothéistes, sectes diverses ayant pignon sur rue ou bien aussi improbables que celle de ces Indonésiens adorateurs d'un lézard, avec leur foule de prophètes advenus ou attendus, leurs prédictions qui ne se réalisent jamais, leur promesse d'Apocalypse, leur culte de la mort, de la peur et de la souffrance, et qui à coup sûr fournissent à leurs nouveaux fidèles une renaissance, finissent par mourir. Elles disparaissent et se voient remplacées par une nouvelle croyance, fonctionnant sur le même modèle, qui s'affirme elle aussi intangible et éternelle. Cela peut donner un peu d'espoir à qui préfère la raison à la croyance, qui à chaque affirmation d'une vérité établie se permet de douter et réclame des preuves.
Mais l'auteur nous pose une ultime question : que serait un monde sans croyance ? Une banquise, un désert ! Et quelle terreur aussi dans ce monde épuré, anesthésié, car l'épouvante peut naître tout pareillement de la vérité nue, et la raison sait jouer les despotes.
Alors, que nous reste-t-il à faire, sinon comme le sage Jean-Claude Carrière nous le suggère : apprendre à vivre.

Croyance, Jean-Claude Carrière, Ed. Odile Jacob. 22,90€

vendredi 6 juillet 2012

Les hémisphères s'affairent


Les vacances arrivent, chérie, n'oublie pas ton short, celui qui à la perfection moule ton cul fabuleux, allonge tes jambes, laisse voir les petites rondeurs moelleuses qui bordent tes fesses. Qu'importe la matière, qu'importe la couleur, n'oublie pas d'emporter ton short.
Car il se pourrait bien que la vue de ton éminence fasse naître une proéminence qui en dit long sur la séduction muette mais parfois éloquente de ta croupe.
Que jamais miches dodues ne se parent d'une jupe-culotte, il y aurait là crime de lèse-nature. La jupe-culotte n'appelle pas la pattecroche. Attention, je ne parle pas de la vulgaire main aux fesses lancée par un goujat, celle de l'inconnu indésiré et mal venu, le coup de butor qui espère asséner des coups de boutoir sans avoir auparavant gagné l'approbation de la belle ou encore la touchette d'un tripoteur du métro. La jupe-culotte concentre tous les inconvénients esthétiques autant que pratiques du vêtement féminin. Trop long, trop large par le bas, engonçant par le haut, rejet explicite de tout érotisme. Même le vent refuse de s'engouffrer sous une jupe-culotte.
Tandis que le short, même s'il ne dévoile pas la culotte ou le string par une facétie de la tramontane, attire le regard, le regard d'un qui est raffiné, celui d'une fine bouche. Qui voue un culte au beau, qui voue un culte au beau cul.
Chéries, si vous oubliez vos shorts, cet été, sur la plage, je n'oublierai pas mon livre. Celui qui me vengera de votre étourderie ou de votre méchanceté et je pourrai me repaître de tout un tas d'histoires de cul. Dix-sept au total. Oh ! Rien de scabreux, rassurez-vous.
Des histoires de cul et de cœur, comme si le chemin le plus direct pour toucher le cœur passait par le fessier. Dix-sept histoires d'amours. Dix-sept histoires de filles sublimes. L'homme y est souvent un être doux, réservé, timide, attentionné, soucieux du bonheur de celle qu'il admire, ce que devrait être tout homme. Finalement, on se rend compte que l'homme n'est un homme que grâce à l'amour qu'il porte à la femme qu'il aime. 
A parler « histoires de cul », je vous sens haletant. Le livre en question, qu'il ne faut pas oublier de glisser dans son sac cet été, s'intitule Diane et autres stories en short et est signé Christian Laborde. Et comme dans tous ses romans, il y fait chaud.
Les Anglo-saxons nomment « short stories » ce que les francophones appellent « nouvelles » et  l'auteur a décidé de mettre en scène des corps de femmes, et particulièrement, de ces corps, cette portion qui ne leur sert pas qu'à s'asseoir, et qui plus est, vêtue d'un short. Il pourrait s'agir à première vue d'un hymne érotique à cet astre joufflu ensorcelé de lune* cher à Nougaro. Erotisme, le mot est lâché, mais il ne faut se méprendre, il ne s'agit pas d'autre chose que d'amour, car on ne s'arrête pas au corps.
A l'anonymat d'une relation furtive entre deux inconnus, à l'immédiateté du désir à consumer dans la bestialité de l'urgence, au rituel cent fois réitéré à travers un scénario immuable, Laborde donne la primauté au sentiment.  
Christian Laborde est un menteur qui dit vrai, comme tous les grands écrivains, parce que certaines de ses héroïnes portent le pantalon au lieu du short contractuel, et parce que parlant d'érotisme, il parle d'amour, qui en est la stricte définition.

Diane et autres stories en short, Christian Laborde, Ed. Robert Laffont (2012). 16,50 €.
* Le K du Q – Claude Nougaro (1978).


jeudi 5 mai 2011

La famille

Plantons le décor. Un grand drapé où le bleu perce derrière le blanc. Du linge sèche, de gigantesques soutiens-gorge, des chemises, des culottes. A l'avant-scène, des poupées, sur les côtés, tout un tas d'objets hétéroclites. Puis elle arrive.
Elle trimbale un imposant derrière et un gros ventre de femme enceinte qui brinqueballe à chaque pas et tressaute à chaque éclat de rire. Elle arrive dans son accoutrement, des bas rayés dans des sabots, une robe jaune, un masque blanc furieusement maquillé. Elle rentre à la maison. Immédiatement, le spectateur sait qu'il ne sera pas épargné. Madame arrose une plante, termine un reste de lessive... avant de décrocher le grand drapé blanc. Elle, c'est la mère.
Derrière le drapé, la marmaille. Quatre enfants, sous une lampe à suspension, les visages blancs au maquillage très marqué, un garçon et trois filles, des chevelures ébouriffées, des couettes, des lunettes rondes, une tétine coincée dans la bouche de la plus petite, tous fagotés d'inimaginables vêtements s'activent autour de ce que l'on découvrira être le père. Lui repose sur une chaise à bascule. Les enfants l'ont couvert d'une multitude de pinces à linge, le garçon, de sa petite scie – l'une de ses deux armes favorites – cherche à entamer la cheville paternelle. Que font-ils ? L'ont-ils assassiné ? Est-ce un jeu, un simulacre ?
Voilà la famille au grand complet, et voilà comment s'ouvre cette chronique familiale.
Elle est composée et vous est présentée par le Teatr Semianyki*, une troupe de comédiens russes, venant de l'école de Théâtre de Clown et Mime du Teatr Licedei de (jadis) Leningrad.
Ce spectacle qui avait été donné dans le off du Festival d'Avignon en 2005 est la reprise du travail de création de fin d'école présenté par cette troupe en 2003.
La famille est délirante, exubérante, tendre, chaleureuse, cruelle. Elle est la vie. A travers une succession de sketches tous plus désopilants les uns que les autres, elle déchaîne les rires, provoque quelquefois les larmes et suscite toujours l'admiration pour ces comédiens déjantés.
Si le spectacle est muet, il dit beaucoup de choses. Entre les chamailleries des enfants, les coups de gueule de la mère, l'autorité vacillante et légèrement alcoolisée du père, on décèle des joyaux d'amour et de sensibilité et des trésors d'inventivité. On s'y bat,  on s'y aime, on s'y électrocute, on y décapite, on y boit de façon surprenante, on y dirige un orchestre, des poulets tombent – les objets prennent vie, le téléphone sonne... pour qui ?
Largement mis à contribution (et pas uniquement au premier rang), le public sera frappé, au sens strict du mot, mais n'en ressortira pas cabossé, au contraire, il naît de ce spectacle à l'apparence foutraque une bonne humeur et des sentiments de bonheur, car les comédiens donnent beaucoup. Et quand vient avec un peu de regret le moment des applaudissements, après un final grandiose, il n'est que justice qu'ils reçoivent beaucoup à leur tour.




* La troupe du Teatr Semianyki se compose d'OlgaEliseeva, Marina Makhaeva, Yulia Sergeeva, Elena Sadkova, Alexander Gurasov, Kasyan Ryvkin, comédiens et Boris Petrushanskiy, scénographe.

Au Théâtre du Rond-Point, salle Renaud-Barrault, du 3 mai au 2 juillet 2011, 20h30.
2bis av. Franklin D. Roosevelt. Paris 8e.

mercredi 20 avril 2011

Livres de toilettes

Certains livres se lisent au lit, d'autres lorsque l'on est confortablement assis dans un fauteuil, d'autres nécessitent que l'on soit studieusement installé à une table de bibliothèque. Certains ne craignent pas d'être parcourus dans de rapides transports publics, d'autres seront dévorés le temps d'un voyage en train. Il en est, enfin qui se lisent aux toilettes.
La qualité de ces différents ouvrages ne se mesure pas à l'aune des lieux où ils sont saisis par le lecteur. La noblesse de tel titre ne sera pas d'ailleurs pas entachée du manque de prestige dont souffrent généralement les ouatères, au contraire, les livres qui nous accompagnent en ces lieux d'aisance nous sont souvent les plus chers, et bénéficient de toute notre affection.
Ce n'est ni le nom ou le renom de l'auteur, ni la critique assassine du bouquin entendue au « Masque et la plume », qui pourraient par une analogie aussi triviale que scatologique le faire emporter au plus près de nos déjections personnelles, mais le format de la chose écrite – ou dessinée – qui décide de son emploi.
Intimité, espace restreint, durée limitée, voici les impératifs imposés par l'endroit, j'allais en omettre un : le plaisir que procurera la lecture du livre de toilettes, car il n'est pas question de s'y... emmerder.
On ne s'embarrassera pas d'un atlas, trop encombrant, qui contient le vaste monde au creux de ses pages, ni de grande littérature qui s'absorbe au long cours. On n'emportera pas Marguerite Duras ou Christine Angot, craignant l'omniprésence de ce gigantesque « je » qui n'est pas le nôtre, car on aime la solitude dans les circonstances qui nous mènent en ce petit coin, et je le répète, pas question de s'y faire... Il est des redondances insoutenables.
En revanche, des compilations de chroniques, Desproges, Laborde ou Vialatte ; de pensées et d'aphorismes, Jean Yanne ou Cioran ; ou encore certains autres ouvrages comme les Dictionnaire de la Bêtise de Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière, Trésor des méchancetés de Jean-Manuel Traimond, Dictionnaire du parfait cynique de Roland Jacquard accompagnent plaisamment cette activité répétitive dont, il faut bien le reconnaître, on se lasse à la longue et à laquelle on ne trouve plus trop d'agrément depuis l'âge de quatre ans si ce n'est de satisfaire la grande nécessité. La langue nous fournit la locution idoine qu'il convient d'inverser : joindre l'agréable à l'utile.
Le principal avantage du lieu est que l'on s'y retrouve généralement seul et que l'on peut rire sans se justifier et sans crainte.
De cette littérature de toilettes, ô combien bénéfique pour notre moral, ajoutons Les moustiques n'aiment pas les applaudissements, dont l'auteur, si l'on en croit la couverture se nomme Auguste Derrière (né un 29 février 1892, ce qui lui fait au choix 119 ans ou presque 30).
En réalité, dans le dos d'Auguste Derrière se cachent Philippe Poirier, Vincent Falgueyret et Nadia Geyre de l'agence de graphisme la Maison PoaPlume à Bordeaux.
Grâce à ce petit livre, vous étonnerez vos proches, qui l'oreille collée à la porte se demanderont bien ce qui se passe là-dedans en vous entendant vous esclaffer. Il contient tout le génie français, l'humour fin mis au service de la profondeur de la pensée, comme dans cet aphorisme : « L'intelligence artificielle n'a aucune chance face à la stupidité naturelle ».



Vos zygomatiques travailleront à la lecture de ces vieilles réclames détournées, du non-sens, de l'absurde, des jeux de mots rappelant l'Os à Moelle ou l'almanach Vermot, en somme, de ces somptueuses sottises qui font de la peine aux esprits chagrins.
Le non-sens est souvent plein de bon sens : « qui vole un œuf a une petite omelette »... « Qui vole un bœuf est vachement costaud », et rit de nos travers comme cette publicité pour Marcel Botanski, bottier agréé de la reine Carla : « Une offre exceptionnelle à ne pas négliger, pour l'achat de la paire : la troisième botte gratuite ».






Certes, si vous manquez d'humour, procurez-vous en au plus tôt ou laissez tomber ce cirque de maximes et de dictons au naturel. Tant pis pour vous, vous ne commencerez pas votre journée le sourire aux lèvres et votre œil restera aussi terne qu'un camion. Ce curieux petit livre ne sied pas aux constipés ! Dans le cas contraire, faites vôtre cette sentence :
Ne pose pas ton Auguste Derrière lorsque tu poses ton auguste derrière.

Les moustiques n'aiment pas les applaudissements, par Auguste Derrière, Le Castor astral, 2009, 12,90 euros.


• Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, par Guy Bechtel, Jean-Claude Carrière, Ed. Robert Laffont, 1965.
• Le Trésor des méchancetés, anthologie d'humour à l'usage des anarchistes, par Jean-Manuel Traimond, Atelier de création libertaire, 1998.
Dictionnaire du parfait cynique, par Roland Jaccard, Hachette, 1982.

Le blog d'Auguste Derrière

lundi 28 mars 2011

Du plaisir de s'égarer

Il est une grande différence entre se perdre et s'égarer. Pour qui est perdu l'espoir est vain, « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », avertit Dante Alighieri aux portes de l'enfer.
S'égarer suppose qu'il est possible de retrouver son chemin, certes en plus ou moins de temps qu'on le désirerait, avec des détours plus ou moins agréables. Certains prennent même plaisir à volontairement s'égarer, juste pour le voyage que procure une absence provisoire de repères.
Quoi de plus excitant pour l'esprit que la déambulation à travers un labyrinthe, la découverte de l'inconnu, la rencontre avec l'inattendu, la confrontation avec ce que l'on croyait impensable ? Quel face à face avec soi-même que de se sentir déconcerté. Les auteurs de contes merveilleux ne s'y sont jamais trompés, qui savaient astucieusement mêler le surnaturel au réel.
Tout est affaire de désordre ou de transgression dans le plaisir. Le mystère, qui propulse l'imaginaire en orbite, recèle dans sa nature quelque chose qui a à voir avec le désordre et la réalité transgressée.
C'est sans doute mus par cette quête du plaisir, que les bibliophiles sacrifient à leur soif de connaissances, acquérant une somme inconsidérée de livres, de renseignements et d'anecdotes, transformant en idée fixe la recherche d'un ouvrage particulier, un merle blanc,  parfois jusqu'à toucher les frontières de la folie que quelques-uns franchissent...
Tel est le prix de l'érudition, la rançon du plaisir.
Et du plaisir, nous en prenons dès que l'on ouvre De l'égarement à travers les livres, d'Eric Poindron, car il nous convie à un voyage étonnant vers l'extraordinaire, par des sentiers non balisés. Le lecteur, aventurier immobile, n'est d'ailleurs pas pris en traître. Immédiatement prévenu « il se peut que ce que vous allez lire ne soit pas vrai ou ne soit pas arrivé », il sait que sa flânerie lui fera connaître l'égarement. 


Approché apparemment par hasard dans une librairie rémoise par un médecin bibliophile, l'homme qui nous livre ici son histoire, bibliomane aimant Charles Nodier et le bibliophile Jacob, se voit peu à peu ouvrir les portes confidentielles du Cénacle troglodyte, un cercle ésotérique aux origines lointaines et discutées selon les livres et les études qui en traitent.
Cette société secrète aurait connu plusieurs renaissances. L'une de ses résurgences aurait eu lieu au moment du sacre de Charles X probablement sous la houlette de Collin de Plancy, l'auteur du Dictionnaire infernal et se serait développée en une société occulte, de lecteurs savants s'attachant à sonder les profondeurs hermétiques et à discerner l'ombre de la lumière.
En sommeil, lors de la Grande Guerre le fameux cénacle réapparut transformé quelques années après la fin du conflit. Il était dès lors question d'édifier un formidable conservatoire de la connaissance, une bibliothèque de Babel souterraine, dont les membres prestigieux voueraient leur existence aux livres et enquêteraient sans relâche à démêler le vrai du faux. A son tour, il devient un détective littéraire, et c'est ainsi qu'il nous raconte des histoires merveilleuses et quelquefois diaboliques.
Qui était l'Ardennais Adalbert Chamisso, l'auteur de La fabuleuse histoire de Peter Schlemihl ou l'homme qui a perdu son ombre ? Un éternel frontalier, toujours entre deux mondes sans être jamais accepté par aucun, à l'instar de son héros, condamné volontaire à une perpétuelle errance ? Qu'est-il advenu du corps de Voltaire ? Quels fils imaginaires – ou surnaturels – relient H.-P. Lovecraft à William Hope Hodgson, le créateur du détective Carnacki, chasseur de fantômes et H.-G. Wells ?
Quelles furent les aventures de ces fous littéraires martyrisés par des démons, celui-ci qui voyait des farfadets partout, ou Gérard de Nerval invitant malgré lui un diable rouge sur le rebord de son assiette de soupe ? Connaissez-vous la lugubre prophétie de la Harpe ?
Ce livre n'est pas un roman. Il s'agit d'un objet littéraire déraisonnable. Tout autant que les histoires exhumées du Cénacle troglodyte, qu'Eric Poindron nous sert. On se laisse aller à goûter l'extraordinaire gourmandise, en vérité un mets de choix fait d'érudition et d'originalité. Embrassé par le fantastique, on y croit. Même persuadé d'avoir tort, on veut y croire, on ne demande qu'à s'égarer, et on se prend à rêver que, touchés à notre tour d'onirobibliomania, l'on pénètre dans une grande bibliothèque souterraine, taillée dans la pierre crayeuse, non loin de la cathédrale de Reims.

De l'égarement à travers les livres, par Eric Poindron, Ed. Le Castor astral, coll. Curiosa & caetera. 16 euros.

jeudi 20 janvier 2011

Comment chat va chez vous ?

L'homme est un animal mystérieux. Il convient de le connaître, de tout savoir de ses habitudes, de ses rites, ses particularités, quand il s'agit de cohabiter avec lui, d'autant plus lorsqu'il se persuade qu'il est votre maître et que vous habitez chez lui. Alors qu'il commet là de grossières erreurs.
Le pantalon de l'homme siéra mieux s'il est de velours côtelé et lui occasionnera moins de désagrément que le jean qui excite les griffes, en ayant l'avantage de moins glisser que le tergal, ce qui pour un chat constitue le minimum de confort pratique exigible.
Les chats doivent apprendre l'homme pour en faire le plus parfait esclave, c'est-à-dire inconscient de son état, qui recherche et mieux encore, qui aime son esclavage.
Ce petit livre, Comment domestiquer son maître quand on est un chat, pourrais être sous-titré manuel de savoir-vivre à l'usage des chatons et autres félins candidats à la vie de maison. L'auteur est une chattounette qui a pris un pseudonyme humain : Monique Neubourg, et elle s'y connaît en bipèdes.
Elle déconseille le léchage de paupières, que l'homme abhorre, et donne toutes les clés pour le dominer en douceur. Les chats ont tant d'aptitudes naturelles pour y parvenir ! Il faut qu'il sache s'y prendre avec les minous, pour les choyer, les soigner, les aimer, les nourrir, en résumé pour les servir. Pour obtenir ce résultat  et aboutir à ce qui ressemble un peu au paradis, le greffier doit dresser son homme, qui, ne voyez ici aucun sexisme, peut être une femme, une mèrachat, par exemple.
Alors, le matou doit peaufiner sa stratégie, le dédain passager, le regard attristé, le mystère suscité. Alterner le chaud et le froid, le doux et le piquant. Il doit différencier l'homme en blanc dont on ne prononce pas le nom (quand on est chat) de la femme de ménage ou des enfants de la portée humaine. Il doit tout connaître de son environnement, des lieux et objets qu'il devra négliger, fuir ou s'approprier, meubles, appareils en tous genres, tout comme il lui sera nécessaire de se familiariser avec les rites humains, leurs avantages et leurs désagréments.
S'il se trouve un lecteur humain à ce livre, il s'y amusera bien. Il rira de ses deux animaux préférés : le chat et lui-même. Il en tirera également beaucoup d'enseignements sur eux et prendra conscience de quelques-uns de ses propres travers.  Ainsi, il ne pourra que s'améliorer.

Comment domestiquer son maître quand on est un chat, Monique Neubourg, Editions Chiflet & Cie, 10 euros.

L'herbe est toujours plus verte ailleurs

Moins sérieux que le G8 ou le G20, le G13 est une herbe mythique, nous dit l'auteur de cette petite, mais très riche encyclopédie. L'origine nébuleuse de cet hybride serait attribuée au gouvernement américain qui l'aurait fabriqué dans le cadre de ses recherches sur le cannabis thérapeutique. Son nom G-13 signifierait Government Marijuana (le M étant la 13e lettre de l'alphabet). Car c'est de ce végétal, dont les premières traces écrites de son utilisation remontent à 2800 ans avant Jésus-Christ dans le Shen nung pen Ts'ao king, un traité des plantes médicinales composé par Shen nong, recensant 163 remèdes d'origine végétale, qu'il est question dans cette Petite (mais très riche) encyclopédie du cannabis de Nicolas Millet. Quant aux premières représentations picturales de cette plante, elles datent de 8000 avant J.-C. et nous viennent encore de Chine, précisément du site de Xainrendong (Jiangxi), sur des céramiques décorées à l'aide de tiges de chanvre.
De Pline l'Ancien à certaines grand-mères espagnoles contemporaines, le chanvre constitue la base de remèdes pour d'étonnantes applications. Si les secondes préservent les enfants de la grippe en suspendant une petite boîte en fer contenant du cañamo au pied de leur lit, le naturaliste romain, auteur de l'Histoire naturelle atteste que le « suc » du chanvre fait sortir les vers des oreilles, que sa racine cuite assouplit les articulations et soigne la goutte, et que ses graines suppriment le sperme, ce qui est bien pratique. Aujourd'hui son usage thérapeutique concerne des affections extrêmement plus graves et plus handicapantes (cancers, sida, sclérose en plaques, glaucome).
Il convient, bien sûr de distinguer le chanvre qui produit des effets psychotropes de celui, autorisé dont on se sert dans le bâtiment comme matériau isolant, et de faire la part des choses entre l'herbe elle-même dont les fleurs femelles, car la plante est sexuellement différenciée, se gorgent de résine, et le haschich, nom donné à cette résine, souvent « coupé » avec des substances plus ou moins hétéroclites que les revendeurs ajoutent pour augmenter les quantités.
Les amateurs prisonniers des nuages, il y en a, la Petite (mais très riche) encyclopédie du cannabis les dénombre par pays, fumeront ces fleurs ou cette résine, au choix, ou bien prépareront un « beurre de Marrakech » qu'ils utiliseront pour confectionner de petits gâteaux au nom évocateur de space cakes. Le lecteur, devenu spécialiste saura distinguer ce beurre de Marrakech avec le beurre de cannabis, spécialité culinaire non psychotrope de Lettonie élaborée avec les graines. Nous sommes loin de la « confiture verte » que goûtaient certains de nos poètes du XIXe siècle, au Club des Haschischins qu'avaient créé en 1844 Jacques-Joseph Moreau de Tours et Théophile Gautier.
C'est durant la campagne d'Egypte (1799), que les scientifiques emmenés dans cette gigantesque expédition auraient découvert ces propriétés favorisant le rêve et l'ivresse du cannabis. Napoléon Bonaparte aurait interdit la consommation et la culture de la plante après qu'un musulman saoulé au haschich l'ait attaqué au couteau. Si de nos jours, aux Etats-Unis quelques états tolèrent l'usage médical du cannabis, la prohibition est comme dans la plupart de pays de mise. Harry Anslinger, commissaire du Federal Bureau of Narcotics de 1930 à 1964 a mené une lutte farouche contre le cannabis. S'appuyant sur une idéologie ambiante hostile aux Noirs et aux  hispaniques, il distille une propagande féroce contre cette drogue ne reculant pas contre la désinformation et l'invention de faux faits divers. En 1937, il fait voter le Marijuana Tax Act qui touche d'une forte taxe tous les producteurs de chanvre (quel qu'il soit). Cela n'empêche nullement le ministère de l'Agriculture de commanditer en 1942 un documentaire, Hemp for Victory, au réalisateur Raymond Evans, vantant aux agriculteurs les mérites du chanvre.
La loi française interdit et punit toujours la production, la vente, la détention et l'usage de cannabis. Régulièrement la question de la dépénalisation revient dans le débat public. Si en 1997, le CIRC (Collectif d'information et de recherche cannabique) avait, dans ce but, fait parvenir à chaque député un joint de marijuana, la plus importante manifestation dans notre pays en faveur de la dépénalisation se déroule chaque année, depuis 1976, le 18 juin, Place de la Villette, à Paris. Se référant à l'appel du général de Gaulle, le journal Libération avait publié un texte demandant aux autorités de ne plus criminaliser l'usage du cannabis ainsi que la liste des signataires de cet « appel du 18 joint ».
Notre Petite (mais très riche) encyclopédie du cannabis rappelle les noms prestigieux de ces signataires, ainsi qu'elle précise ce qu'ils sont devenus, et force est de constater que beaucoup ont mené d'honorables carrières.
Contrairement à la première Bible de Gutenberg (1452), la Petite encyclopédie du cannabis n'a pas été imprimée sur un papier de chanvre, pourtant plus écologique que le papier de pulpe de bois, mais le lecteur aura plaisir à le toucher et son œil sera flatté de la jolie typo de l'ouvrage. Il y fera encore bien des découvertes parmi ses 300 entrées, tant sur le plan historique, que musical, pratique ou médical, hormis peut-être que le cannabis occasionne des pertes de mémoire, car, vous l'ai-je dit, cette Petite encyclopédie du cannabis est très riche !

Petite encyclopédie du cannabis, Nicolas Millet, Le castor Astral, coll. curiosa & cætera, 13 euros.

samedi 1 janvier 2011

Le soleil m'a oublié

Des coups, il en est de toutes sortes. Ceux des boxeurs. Le boxeur, solidement planté sur ses jambes, danse, virevolte, tourne sur lui-même. Il lutte contre l'ivresse. Il balance, et au détour de son ballet, balance des coups, une grêle sur l'adversaire ou sur le sac d'entraînement.
Des coups dans la gueule, des coups au foie, et puis des coups au cœur qui ont la force de la foudre.
Lequel de tous fait le plus mal ? Quel est celui qui te laisse groggy, bon pour le compte, hébété. Quel est celui qui te donne le plus d'espoir ? Quelle est la plus cruelle des passions ? Celle vouée à la déesse de pierre ou celle portée à la déesse de chair ?
Et puis il y a les coups du sort. Les salingues coups que forge le destin, inexorable et définitive marque que finit par asséner la société. Les coups en vache parce que tout est joué d'avance. « Le hasard n'existe pas ! »
Le dernier roman paru de Christian Laborde, au titre qui évoque Léo Malet (Le soleil n'est pas pour nous) parle de ces coups-là.
Le soleil m'a oublié débute par une série de frappes sourdes et claquantes dans l'ombre d'une salle de sport pour laisser percer un espoir de douceur, une lueur ensoleillée dans la vie de Marcus, boxeur de dix-sept ans qui ne vit que de coups, parfois de mauvais, perpétués à la faveur de la nuit dans des villas délaissées.
C'est dans cet univers qu'il rencontre le soleil. Un soleil à deux faces. L'une a pour nom amour, l'autre littérature. Marcus aime Roxane, prénom prédestiné aux coups de foudre et aux amours contrariées.
Je ne vous dirai pas la fin. Au lecteur de faire son boulot de lecteur.
Pas de surprise, comme à l'accoutumée, il n'y a là que du bon, Laborde va vite et bien. Ce roman est enlevé, comme un match en quinze reprises rapides, sèches et âpres que l'on ne verrait pas passer. Dans Le soleil m'a oublié, on retrouve le style du puncheur où tout n'est que rythme et percussion, pas de temps mort, pas de reculade et pas de round d'observation. On y entend la rugosité d'un rap, mais de la douceur aussi. NTM et Police.  Ragging bull sans la graisse, on y voit la vie et le soleil, inaccessible.

Le soleil m'a oublié, Christian Laborde, éditions Robert Laffont, 2010. 16 euros.

samedi 6 novembre 2010

Tom Cool – Un psychopathe à la recherche de lui-même

Tom Cool ne va pas bien. Non, pas bien. Lorsque son psychiatre, le docteur Meloy le laisse sortir du Centre d'insertion pour cérébro-lésés, il souffre d'amnésie rétrograde. Treize années de sa vie se sont évanouies, et les événements qui l'ont mené dans cet état jusqu'à ce centre de soins. Treize années ? Il n'en avait pas conscience.
Le médecin ne veut pas lui donner davantage d'explications sur son passé, mais il le relâche dans la nature avec en tête un poème scabreux parlant d'un lieu, Poway, et des dizaines de questions dont les réponses, s'il les avait, lui permettraient de reconstruire sa vie. Il ne lui reste qu'à traverser le pays à bord de sa vieille guimbarde pour retrouver sa femme – Il ne se résout pas à accepter qu'il a divorcé il y a treize ans, après de mystérieux événements dont il est l'acteur principal – pour voir à quoi ressemble ce « Poway » et ce que cette petite ville pourrait bien lui révéler. Ce n'est pas facile d'être un psychopathe amnésique livré à soi-même.
Le docteur Meloy ne va pas bien non plus. Pourquoi a-t-il laissé partir Tom Cool avec ce CD « Le passage à l'acte par le Dr Edgar Meloy, essai d'une expérience » dans sa voiture ? La chose le préoccupe jusque dans l'amphithéâtre où il donne ses cours. Il faut que Tom le lui rapporte de toute urgence ! Tom qui roule vers Poway, soumis à son destin, celui de rencontrer des auto-stoppeurs qui le perturbent et de croiser sans cesse ce livre énigmatique « L'Art du Kôan Zen » du français Taïkan Jioji », seul, avec un téléphone portable obstinément muet dans sa vieille « titine ».
Le docteur Meloy ne va tellement pas bien qu'après un coup de fil reçu, un malaise le submerge et le fait s'écrouler, face à ses étudiants.
Au lecteur de découvrir la suite de ce roman de Sophie Herfort, le récit d'une errance dont on n'a la clé qu'à la dernière phrase. Car si le héros nage en plein brouillard, le lecteur lui aussi cherchera à dessiller ses paupières pour faire la part des choses entre les fantasmes d'un cerveau malade et la réalité. Il sera pris par la complexité du puzzle savamment décomposé par l'auteur. Un casse-tête psychologique. C'est à se demander qui est fou !
L'auteur, Sophie Herfort, enseignante et passionnée de criminologie a disséqué pendant plus de vingt ans la personnalité de Jack l'éventreur et avait publié aux éditions Tallandier « Jack l'Eventreur démasqué ». Dans son nouveau roman, elle ne manque pas de faire référence à sa vieille lubie ainsi qu'à ce crime, sur lequel elle s'étend peut-être un peu gratuitement, qu'avait été celui d'Elizabeth Short, le « Dahlia noir » dont James Ellroy a fait un de ses meilleurs livres. Il est vrai que la situation géographique où se déroule « Tom Cool », la Californie, s'y prête. Les amateurs de crimes sordides et de scènes fortes y trouveront leur compte et pourront se pourlécher les babines à travers quelques descriptions macabres de ce fameux meurtre obscène et écœurant. En revanche, le lecteur amoureux des mots pourra regretter le style quelquefois trop jargonnant dans le registre de la psychopathologie, se voulant souvent très « américain » émaillé ça et là de détails superflus, précisions techniques ou noms de marques, sans doute pour faire couleur locale. Mais qu'il ne renonce pas à suivre les pérégrinations de Tom Cool et du docteur Meloy l'un et l'autre à la recherche de la réalité dans les sombres méandres des esprits dérangés.

Tom Cool, par Sophie Herfort, éditions Terriciaë, coll. Sangria. 18 euros.

vendredi 5 novembre 2010

Le carré des libraires ne tourne pas rond, la morosité secoue les puces.

En 1991, à Saint-Ouen, dans le secteur des puces, le marché Dauphine à l'architecture de style Baltard émergeait des ruelles étroites aux cabanes à toit en tôle et des terrains vagues que n'occupaient plus les usines désaffectées. Quatre ans plus tard, les libraires venus d'autres marchés voisins ou parisiens investissaient en nombre un espace situé au premier étage de ce marché sous la grande verrière. Naturellement, il fut baptisé Carré des libraires.
Il est depuis devenu un haut lieu de la chine et du tourisme. Cependant, en cet été,  l'ambiance n'est pas au beau fixe.




Le promeneur désireux de tranquillité aura intérêt à venir le lundi plutôt que le samedi ou le dimanche au Marché Dauphine, puces de Saint-Ouen. Pour vous rendre au Carré des libraires, vous entrerez au 140 rue des Rosiers et monterez à l'étage. Vous y arpenterez les pavés de bois plus ou moins bien ajustés et un univers de livres, de photos, de journaux et d'affiches s'ouvrira à vous. Le lundi, la fréquentation y est moins grande, à tel point que plusieurs boutiques sur la trentaine de libraires présents au carré, n'ouvrent plus systématiquement. C'est ce que me confirme Marie-Louise Von Krusentierna de la librairie Imago Libri, spécialisée dans le livre de photographie, qui présente également quelques enfantina, ainsi que des livres illustrés modernes des années 20 et 30.
Alors qu'elle vivait dans son pays d'origine, la Suède, elle se destinait à une carrière d'artiste peintre. Le premier contact avec la photographie lui vint lorsque son père lui offrit un appareil photo. Fort logiquement elle l'utilisa dans le cadre de ses recherches picturales.  Arrivée en France il y a une vingtaine d'années pour apprendre notre langue, elle fait la rencontre d'un libraire féru de photographie... Sa passion pour le livre de photo ne la quittera plus.



Sur sa vitrine, comme chez beaucoup d'autres libraires, un petit logotype indique qu'il est interdit de prendre des photos. Lorsque je m'en étonne – une passionnée de livres de photos interdire quelques clichés ! – Marie-Louise Von Krusentierna m'explique leur réticence à voir les objectifs se braquer vers les couvertures des livres. Bien souvent, ces visiteurs armés de leur appareil numérique capturent l'image d'un livre en ayant soin de repérer la librairie qui le vend, et tentent de le négocier sur Internet. Lorsque l'affaire est faite, ils retournent se le procurer. Au mieux en l'achetant.
Internet semble bien être la cause de nombreux maux de nos amis libraires. « Internet tue le métier, soupire Marie-Louise Von Krusentierna, qui prend beaucoup de place dans les échanges ». Outre le fait de constater un appauvrissement de la qualité des ouvrages trouvés sur Internet, elle se plaint des sites tels qu'Abebooks dont l'accès n'est plus réservé aux professionnels, donnant ainsi la possibilité aux vendeurs « amateurs » de récupérer les notices descriptives effectuées par les professionnels.


The Rubayat of Omar Khayyam, trad. anglaise de Edward Fitzgerals,
ill. Photos Marbel Eardley-Wilmot, 1912, London, Kegan Paul, Trench, Turbner & Co.
La période semble morose. L'activité est en dents de scie. Les pics de bonnes ventes alternent avec de longues périodes creuses, sa clientèle se compose essentiellement de touristes américains et asiatiques heureux de la baisse de l'euro, ou de promeneurs et de quelques chineurs.
Ses gros acheteurs, dit-elle, sont aujourd'hui étrangers. Il y a quatre ans encore, 80 % de sa clientèle était française. Crise économique ? Désintérêt pour le livre et pour l'écrit ?
Selon Marie-Louise Von Krusentierna, l'image est devenue un élément primordial pour le livre ancien. Mais le livre illustré ne se vend guère chez les libraires. L'exigence dans ce domaine est de rigueur. L'acheteur demande un état parfait et des ouvrages aisément remarquables. Placement financier ou valorisation par la notoriété du livre ? Et si les illustrations sont signées d'un grand nom, il part aux enchères en salle des ventes.
En ce qui concerne le livre de photos, il constitue un placement s'il est répertorié. Marie-Louise Von Krusentierna déplore une baisse de la qualité depuis les années 60, époque où l'héliogravure a été abandonnée, car le procédé est coûteux.





Ci-contre, 110 photos de Moï Wer, (fac-simile de Paris, 1931, éditions Jeanne Walther)
Ann & Jürgen Wilde, 2004, édition limitée à 1000 exemplaires, ex. n°140, Editions 7L.

Depuis les années 60, le livre de photos résultait du choix de quelques éditeurs, en faveur des quelques célébrités du genre. Depuis 2000, les éditeurs font des efforts qualitatifs. Combien de livres qui ont connu une éphémère heure de gloire ont-ils été pilonnés !

Kill by Roses, Mishima photographié par Eikoh Hosoe, 1963.



Ashes and Snow, Gregory Colbert, catalogue de l'exposition éponyme.

 
Ashes and Snow. Gregory Colbert.

Sa voisine, de la librairie Johanne Debeire, quant à elle, propose des journaux et revues allant du début du XXe siècle jusqu'aux années 1950-60, essentiellement des gravures et des revues de mode, des journaux satiriques et des publications grand public concernant le cinéma.
Son achalandage étant particulièrement composé de gens de passage qui répondent au coup de cœur, des badauds, des touristes étrangers pour la moitié d'entre eux et des chineurs occasionnels, elle aussi observe que la clientèle jeune est peu collectionneuse.
Les amateurs recherchent les illustrateurs illustres : Mucha, Benjamin Rabier, René Gruau, Georges Barbier, les vieux numéros de Vogue, assez difficiles à trouver ; et les élégantes peu argentées ou nostalgiques, les exemplaires de Modes et Travaux et ses fameux patrons. Recherche récurrente, les illustrés concernant l'affaire Dreyfus et en cette fin de mois de juillet, est-ce la période qui est propice à cela ou l'idéologie de l'époque, des numéros sur le Tour de France en particulier et le sport en général.

Modes & Travaux, juillet 1950, n° 595.
Dès le XIXe siècle, après l'épisode napoléonien et sa censure puis celui de la Restauration, refleurirent les journaux illustrés satiriques, Le Charivari, La Caricature, Le Père Peinard, favorisés par des techniques modernes d'impression, rapides et peu coûteuses. Age d'or des illustrateurs, les noms de Forain, André Gil, Caran d'Ache, Daumier, entrent dans la postérité. L'Assiette au Beurre, avec ses 593 numéros thématiques et ses dessinateurs féroces, tels Jules-Félix Grandjouan ou Jossot, fit florès. La presse satirique donna naissance à la presse humoristique, moins engagée politiquement Le Rire, Le Pêle-mêle, et grivoise La Vie parisienne, Sans-Gêne...

Frou-frou. Bonne humeur grivoise...
... et presse humoristique : Le Rire, Tutu, Le Pêle-mêle.
Sans-Gêne, janvier 1932, n° 641.
Un des monuments de la presse satirique : Le Crapouillot. Scandales de la IVe,
par Jean Galtier-Boissière, n°28, 1955.

Les aventures de la 2CV et de la grotte hantée, Hergé (Bob De Moor), 1988, Edité par Citroën.
Nouveau stand, nouvel univers. Souvent, le collectionneur qui vient ici ne collectionne pas les livres ou les journaux, mais les voitures. Chez Book Auto, il vient chercher la revue technique ou la notice d'un constructeur qui lui permettra d'entretenir, réparer ou restaurer un modèle ancien. Au milieu d'affiches publicitaires ou de journaux comme Auto Journal ou Rétroviseur, certains, monomaniaques emportent tous les documents concernant une marque. Ravivant la nostalgie d'avoir roulé en Juvaquatre, ou le rêve inassouvi de s'être un jour assis au volant d'une Bugatti, certains chinent des catalogues. Tout comme pour l'objet de leur désir, leurs finances devront être à la hauteur de leur passion, les prix diffèrent. 300 euros pour celui-ci, 30 pour celui-là.
Le modeste catalogue Juvaquatre.
 








Le luxueux catalogue Bugatti dans son élégant étui rouge vif.




Pompiers de Paris, histoire des pompiers de Paris, écrit par le chef de bataillon A. Arnaud,
préfacé par André Maurois. Editions France Sélection, 1958, 830 pages.

Que fait cet exemplaire massif Pompiers de Paris, avec la médaille de cette noble institution enchâssée dans la couverture dans le stand de Marc Wolf ? S'il y est également question de feu et de chaleur, les autres livres présentés sont d'une tout autre nature.
The Boothe, Jan Saudek. Coloriée à la main.

Contes libertins de Pogge, Ill. Uzelac, grand In-8 couverture illustrée, 172 pages orné d'un frontispice
et de 15 hors-texte en couleurs et de nombreux dessins en noir de Uzelac. 
Tirage à 900 exemplaires sur papier vélin de Lana. Ici l'exemplaire n°5.

Marc Wolf est photographe, et les personnages de papier que l'on rencontre chez lui, qu'ils soient sur les clichés des cartes postales numérotées dont il est quelquefois l'auteur, dans les tirages encadrés ou dans les illustrations des livres, sont plutôt animés d'un feu intérieur.
L'érotisme est une donnée culturelle constante aux « puces » Les librairies voisinent avec des boutiques où se dénichent corsets et dessous coquins d'époque !


A la librairie AMB, le constat est ici aussi alarmant. On vend du livre ancien. De la littérature, mais également des documents anciens. « Je vends des livres pour la décoration. Pour constituer de beaux rayonnages. Ou pour les menuisiers en recherche de techniques anciennes », me confie la charmante vendeuse qui me reçoit. Pour elle, il s'agit d'un problème culturel général. Paradoxalement, on ne peut mettre en cause le manque de bibliothèques à l'école ou municipales, parlant du désintérêt des gens et en particulier d'un public jeune pour le livre, mais la prédominance de l'image. « Il n'y a plus de bibliophiles », au sens où on l'entendait au XIXe siècle. L'écran nuit à la bibliophilie.
Le livre virtuel n'enlèverait pas de lecteurs si on sensibilisait les enfants au contact du livre.
Autre problème, le cercle vicieux du prix du livre ancien, qui grimpe à cause de la raréfaction des ventes, ventes qui diminuent à cause des prix élevés et de la volonté qu'ont les acheteurs à voir des prix conformes à ce qu'ils ont vu sur Internet. Avec Internet, les particuliers veulent rentabiliser leurs livres comme le font les professionnels.
Vies des gouverneurs généraux avec l'abrégé de l'histoire des établissemens hollandois
aux Indes orientales
, par J.P.I. Du Bois, à La Haye, Pierre de Hondt, 1763.
Le Carré des libraires présente néanmoins un avantage par rapport à une boutique en centre-ville, il y a toujours du passage, et pas de journées absolument creuses. Toutefois, la durée moyenne de présence d'un livre dans la boutique est aujourd'hui, de 1 à 3 ans.
Ce qui pourrait améliorer la situation : qu'il y ait une visibilité des libraires, du carré de libraires dans les lieux où on privilégie la culture, les musées, les expositions...
Notre société souffre que l'on n'effectue plus la mise en avant de ce qu'on pourrait appeler un peu exagérément le « patrimoine culturel », les composantes et les caractéristiques qui font la culture. Un livre n'est pas qu'un auteur, c'est aussi un ensemble de métiers dont on ne se soucie pas lorsqu'on parle d'un livre, que l'on néglige finalement.
Mon docteur le vin, Gaston Derys, aquarelles de Raoul Dufy. 1936, Préface du Mal Pétain.
Ouvrage promotionnel pour Nicolas imprimé par Draeger.


Dans une ambiance plus « pucière », la librairie Christian Journe se consacre à la bande dessinée, aux livres pour les enfants et aux anciens manuels scolaires. L'ordonnancement du stand n'a rien à voir avec « le Petit Roi », librairie du passage Jouffroy avec lequel cet ancien journaliste de L'Equipe travaille.

Ici, le chineur retrouve le plaisir de fouiller, d'exhumer d'une pile d'illustrés la perle noire, la pièce manquante recherchée ou de se laisser surprendre. Sa clientèle composée de 70 % de promeneurs pour 30 % de collectionneurs il y a seulement deux ans, la tendance était inverse. Les touristes américains reviennent, et les dames et demoiselles Japonaises achètent tandis que monsieur se montre plus réticent.
Ambiance plus typique des Puces pour le plaisir premier du chineur : fouiller.
Pour le vendeur, l'esprit des puces a pratiquement disparu. D'ailleurs, il considère que dans 5 ans les puces seront mortes ! Trop de problèmes d'environnement, selon lui, rebutent le client, pas précisément au Carré des libraires, mais aux puces d'une manière générale. La proximité de vendeurs à la sauvette, côté Clignancourt, grands pourvoyeurs de produits contrefaits, la présence de délinquants qui détroussent le touriste, l'imbroglio de la circulation automobile auront raison de ce temple de la brocante. De même la trop grande production de titres (4500 par an), entre les albums, revues et illustrés, ajoutée à la spéculation sur la bande dessinée menée par des personnalités de la mode, de la grande distribution et du spectacle aux noms célèbres étouffe le secteur.

Autre son de cloche à La Source du Savoir, chez ce passionné d'automobile qui était présent  aux 24 heures du Mans Classic et de Steve McQueen (il se vante de pouvoir réunir tous les documents iconographiques concernant la star). Affiches, photos d'acteurs, beaux livres, de quoi façonner de jolis décors. Ici on considère la plainte des autres libraires comme une conséquence de leur entêtement à ne pas vouloir changer dans le sens où le monde évolue. « Nous travaillons davantage avec une mentalité anglo-saxonne. L'intelligence c'est la capacité à s'adapter. Plus qu'une boutique, il s'agit d'un lieu de rendez-vous. La clientèle est internationale. Nous n'attendons pas que d'hypothétiques clients viennent à nous, nous allons les chercher. » Grâce à la synergie produite par d'autres activités, comme le conseil en entreprise, l'aménagement de boutiques, des actions dans le domaine de l'événementiel, les contacts privilégiés avec une clientèle choisie et fidèle se multiplient.

Alain Rodelet, quant à lui, a essentiellement une clientèle d'habitués. Présent au marché Dauphine depuis sa création en 1991, il en est l'un des initiateurs du Carré des libraires. Installé au marché Vallès qui était fréquenté par les marchands, il soumit l'idée de créer un marché grand public. Le Carré des libraires érigé sur ce qui n'était que des remises sur des terrains vagues regrouperait les vendeurs de livres et de vieux papiers.
Il détient une importante collection d'autographes, des partitions originales, des documents introuvables sur Internet puisqu'uniques.
Œuvres de Molière, reliure bicolore, Relieur Pierre Dauphin.

Recueil des plus curieux et rares secrets touchant la médecine métallique et minérale tirez des
manuscripts de feu. Mr J. Du Chesne
, Ed. J. Brunet. 1641.

Lui aussi fait un bilan sombre de la situation des libraires. Les causes de la désertion des acheteurs, il l'attribue au manque d'éducation en matière d'art. Les techniques de fabrication ne sont pas enseignées à l'école, « les jeunes ne savent pas reconnaître une lithographie d'une photocopie », assène-t-il presque par provocation. La crise, il en rend Internet responsable pour une part. « Si l'Etat ne fait rien, c'est la mort des artisans... Il n'y a pas de cohérence dans une activité où certains tiennent des livres de police, payent des taxes, des patentes, des loyers et où d'autres s'exonèrent de ces contraintes... Il faudrait imposer la TVA sur Internet ». Et « spécialiser le marché avec des conférences, des rencontres, refaire l'éducation des gens ».


Anthare de Schuyter renchérit sur ses homologues. En substance, il confie que les pouvoirs publics, Etat, municipalité ne sont guère intéressés par ces marchands peu nombreux, peu influents dans l'économie nationale, non électeurs à Saint-Ouen, les associations et syndicats de libraires privilégient le créneau le plus porteur qui est le livre rare et cher. Quant au statut d'auto-entrepreneur, il ne résout rien et ne sert qu'à enjoliver les statistiques du chômage. Il ne limite en rien la concurrence déloyale des sites marchands ou d'enchères.
Internet donne une visibilité un peu particulière de la rareté d'un livre ancien, qui réunit en un clic sur un moteur de recherche le résultat global de tous les exemplaires en vente du même ouvrage, sans garantie de son état, de manques éventuels. La notion de rareté en est bouleversée. La culture par Internet supplante celle acquise par les catalogues, que les libraires rechignent désormais à éditer.
La fonction de libraire est à l'agonie, et d'ailleurs, nombre de ceux rencontrés lors de ce petit reportage sont en passe de cesser leur activité pour partir à la retraite ou vers de nouveaux horizons. La collection devient virtuelle par le biais des appareils photo numériques. Les acheteurs se déplacent de moins en moins jusque dans une librairie, laissant la place à ces photographes du dimanche qui se contentent d'un cliché qui sera publié sur un blog ou tout simplement oublié, et finalement effacé une fois le disque dur saturé ou l'ordinateur obsolète. Ainsi que les modes, les goûts changent, mais il ne semble pas qu'ils se portent sur le livre.

Terminons cette promenade estivale par la librairie Spleen, riche en curiosités. Daniel Pitaud regrette un peu le mélange des genres, les libraires jouxtant des magasins de fringues, et pointe notamment les problèmes de transport, la grande difficulté pour le visiteur à garer sa voiture et l'insécurité. « Les Parisiens, ne viennent plus ». Il faut s'adapter à la demande des touristes. Ceux-ci recherchent des documents ou des ouvrages en relation avec leur pays, mais aussi qui ont fait la renommée de la France, la cuisine, le parfum, etc., ou qui ont trait aux expositions internationales. Les Chinois, par exemple, recherchent des pièces venant du sac du Palais d'été. Philosophe, il diversifie sa marchandise. Il a même en vitrine un revolver Remington datant de la guerre de Sécession. De quoi se flinguer !


La Racaille, de Nonce Casanova, Bois en camaïeu de Siméon, livre quatrième de L'Arabesque,
Editions Rouffé, 1928.



30 binettes pour un franc, par Commerson et Nadar, Editions Gustave Havard.

Almanach du masque d'or, ill. Edouard Halouze, 1921, Devambez,
édité par le magasin Au paradis des enfants.

Opéra russe à Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 1930.


Paru dans le Magazine du Bibliophile, n° 89, octobre 2010.

lundi 23 août 2010

Aller Retour à Saint-Malo

Ai relu Aller Retour de Marcel Aymé. Acheté chez un bouquiniste sur le marché de Paramé. Marcel, mon bien aimé. Ce roman, euphorisant si vous êtes en bonne santé mentale, vous y rirez, vous vous en abreuverez, vous y nourrirez votre embonpoint d'optimisme. Vous vous y découvrirez cynique à sa lecture et la chose vous fera du bien. Vous situerez vos ambitions à un niveau supérieur, vos aspirations seront nobles et subtiles. Vous aurez le juste sentiment de ne pas occuper votre place, la bonne place, dans la société. Tout comme Justin Galuchey, le héros du livre, que vous trouverez pitoyable et ridicule. Car il est l'autre. Un vous inenvisageable. Un double qui aurait mal tourné. Comme si, au Grévin, vous vous arrêtiez devant une de ces glaces déformantes qui vous perchent une tête minuscule sur un cou interminable, planté sur une boule massive et allongée, une patate habillée d'où dépassent des bras démesurés et de courtes jambes. On ne s'y reconnaît pas. On ressort de cette confrontation amusé par l'expérience, hilare par le grotesque de l'image renvoyée, et un peu déçu de ne pas s'être vu.
Quel drôle de tour joué au narcissisme que l'usage des glaces déformantes ! Car finalement, il en sort renforcé. D'ailleurs n'était-on inconsciemment allé affronter le faux reflet dans le seul but de voir son image, sa personnalité transparaître, persister malgré les aberrations visuelles ?
Aller Retour est l'un de ces miroirs.
Si vous souffrez de dépression, femme rêveuse et lucide, homme de désirs voués à l'inassouvissement, observateur consciencieux du réel affligé du don de double vue, ce roman ne vous fera pas rire.
Vous vous apitoierez de la vanité de ce Galuchey, de sa pauvre vie, ses pauvres visées et sa pensée courte. Il vous affligera, mais vous ne le quitterez pas, poursuivant votre lecture. Vous boirez la coupe jusqu'à la lie, car vous y entendrez une petite musique que vous connaissez bien. Celle que vous sifflotez au réveil, le matin. Une petite chanson qui ne vous lâchera pas, qui s’amplifiera au rasage ou au coup de brosse dans les cheveux, face à vous-même, les yeux dans les yeux, dans lesquels vous guettez un indice qui pourrait vous renseigner sur ce que vous êtes réellement. Un refrain entêtant qui n'en finira pas de résonner tout au long de la journée, en écho. Cette petite rengaine qui chante le bonheur inaccessible, l'ambition frustrée, l'existence foutue, à jamais réduite au rang de la médiocrité, comme si une main invisible vous maintenait implacablement à une ligne de flottaison malheureusement, et c'est paradoxal, située sous la surface de l'eau. Entre deux eaux.
Cette sale petite chanson n'a dans ses couplets que la vie de Galuchey. Et la vôtre. Elle reflète nos vies. Hélas, le miroir n'est que trop net. Il gagne en précision plus qu'il ne devrait. On ne s'en rend pas compte ; on est sidéré par l'image renvoyée, mais ce miroir est déformant. Aller Retour est l'un de ces miroirs !
On y est, on s'y voit, on ne s'y reconnaît pas. On y voit un autre. On se trompe ! On ne voit pas le miroir, voilà tout, et c'est là tout le talent du maître miroitier. Et pourtant, il nous suggère la nature de ce roman en deux mots, dès que nous nous saisissons du livre. Ceux du titre : Aller Retour.
 
 


 
Aller Retour, Marcel Aymé, 1927 ; Librairie Gallimard, coll. Succès, Paris.
 
 

Ai lu, de Jean Giraudoux, Juliette au pays des hommes, illustrations de H. Mirande. Le livre moderne illustré, J. Ferenczi & fils à Paris, 1940. Acheté chez ce même bouquiniste.
 
 

 
 
Dans une langue léchée, un gentil roman où l'on retrouve la jeune fille, (un éternel féminin ?) de Giraudoux. Déterminée, idéaliste, moderne dans son clacissime. Cette Juliette, avant de faire le grand saut pour le grand amour et la vie commune avec son fiancé Gérard, clarifie sa situation avec le destin. Elle jette un dernier coup d'œil sur les hommes qu'elle a connus par le passé, comme lorsque l'on quitte une chambre, soucieux de n'y avoir rien oublié ou rien laissé en désordre.
Comme dans un rite initiatique de passage qu'elle aurait elle-même imaginé, elle revisite des instants de son passé, conjugue ses connaissances et ses expériences au passé du Conditionnel.
 

 
Peut-elle tranquilliser son esprit en constatant que ses souvenirs ne viendront effleurer et faire écueil à son avenir sentimental qu'elle a choisi ? Elle fait acte. Acte de décision. Ici encore il est question d'un aller-retour et de miroirs. C'est beau, la volonté d'une jeune fille réfléchie.
 
 
 

 
Ai feuilleté quelques ouvrages à la librairie Septentrion qui propose quelques éditions anciennes de belle qualité qui ne restent « qu'en vitrine ».
De l'Histoire, locale et d'ailleurs, parmi lesquels Le livre jaune français – documents diplomatiques 1938-1939. Pièces relatives aux événements et aux négociations qui ont précédé l'ouverture des hostilités entre l'Allemagne d'une part, la Pologne, la Grande-Bretagne et la France d'autre part. Paris, Imprimerie Nationale. Ministère des Affaires étrangères.
Au rayon littérature des romans, bien sûr, mais on en trouve d'autres aux étagères consacrées à Saint-Malo, ses alentours et la Bretagne en général. Beaucoup sont de Roger Vercel. Il revient à la mode, je l'avais repéré à travers Remorques et Capitaine Conan sur l'étal du marché de Paramé, je le retrouve au Septentrion, ce qui somme toute est très logique d'un point de vue symbolique.
Cet auteur s'est beaucoup intéressé à la région, a vécu et est mort à Dinan. Ecrivain habituellement qualifié de maritime, à travers récits, nouvelles et romans, il raconte la mer (Au Large d'Eden, La Fosse aux vents, une trilogie, et la côte (En Dérive), il s'est passionné pour Charcot qu'il rencontre en 1937, auquel il consacrera des récits (A l'Assaut des pôles, Croisière Blanche, Il y a dix ans disparaissait Charcot), pour Cancale, Saint-Malo, la Rance, le Mont-Saint-Michel (Sous les pieds de l'Archange), etc.
Poursuivant ma visite, je laissais les ouvrages médicaux, négligeait une collection de missels pour m'emparer d'un tout petit livre, à la couverture de cuir, plus petit encore que ces opuscules rituels sentant l'encens et les espoirs confinés, renfermant des prières et quelquefois des larmes séchées. On a dû y pleurer aussi. Il s'agit de Thérèse Aubert de Charles Nodier.   Illustrations de A. Calbet.
 
 

 
 
Si le texte a été composé dans un corps qui met au supplice les yeux des hypermétropes presbytes, la mise en page sobre et soignée est magnifique, et la petite taille de l'ouvrage (In-12) ainsi que la qualité des illustrations en font un petit bijou.
 
 

 
 
 

 
 
 

 
Thérèse Aubert, Charles Nodier, illustrations de A.Calbet,1896 ; Librairie Borel, Nouvelles collections Guillaume, Lotus bleu. in-12, 204 pp. In-12. Relié demi-veau bleu, dos lisse. Affiché 60 euros.


Autre objet de ma curiosité, ce coffret à l'intérieur duquel vous sautent au visage les illustrations de Paul-Emile Bécat accompagnant ces Scènes de la vie de Bohème d'Henri Murger.
Paris, Athéna 1951. In-8 en feuillets, collection Athéna bibliophile. Couverture illustrée rempliée sous double étui de suédine rouge. Pointes-sèches de P. E. Bécat. 310 pages.
 
 

 
 
 
  
   

 

 
 
Murger, avant d'inspirer Puccini avec ses Scènes de la vie de Bohème qui datent de 1848, a mené l'existence de ces jeunes poètes sans le sou côtoyant peintres et musiciens non moins faméliques du Quartier Latin. Ce tableau romancé de la vie des rapins et de leurs muses lui aura apporté la notoriété et un principe de description d'un milieu social. Les Amours d'Olivier suivront, ainsi que d'autres récits plus ou moins autobiographiques (le Pays latin, 1852 ; les Scènes de la vie de jeunesse, 1853 ; les Buveurs d'eau, 1854), des nouvelles et des romans (Claude et Marianne, 1851 ; Adeline Protat, 1853 ; Scènes de la vie de campagne, 1856 ; Le Sabot rouge, 1860, etc.).
Mais j'étais loin du Quartier Latin, qu'un certain projetait de prolonger jusqu'à la mer. A Saint-Malo, peut-être, où se tiendra en mai, je crois, le Festival des étonnants voyageurs. De la lecture en perspective pour les Malouins et leurs amis.